Brisants

Humble ou royal, tu dors ta vie -tu l'auras dormie de la vulve à la tombe ; que ton sommeil te porte chance ; il est ton manteau de pèlerin immobile sous la neige muette. Le fantôme  éternel qui court sous tes masques successifs.

*

Amour ! J'ai connu de toi tes rondeurs ; j'ai respiré tes flancs ; je me suis perdu dans tes antres. Comme tous les autres, je me suis donné tout entier en un instant. Enterré vif ? ... Je ne sais plus ce que tu m'as donné, ni si tu m'as donné quelque chose.

Je n'ai pas d'espace d'accueil sur mon aérodrome encombré d'idées, d'ombres et de secousses. Je ne t'ai pas attendue, retenu de force par un esclavage de nombres et de mesures, de sirènes portuaires, d'attentats, de meurtres et d'absurdes recherches.

En moi, tu l'as constaté, nulle concavité, nul abri pour toi. Tu n'as trouvé nul refuge. Tandis que je me suis perdu en toi en un éclair trop bref, toi, tu as été chassé à cause de mes plans et de mes compas d'Archimède. Tu n'as pas pu me visiter. Et tu attends, dans une patience douloureuse, ton heure qui ne sera jamais qu'une interminable privation.

Nous nous sommes refusés nos mystères réciproques.

Ô ! J'invoque la nuit. J'invoque, un couteau planté dans ma poitrine, celle qui fera la nuit en moi, celle dont le vent originel balaiera en moi les bilans et les chiffres, et même, ô ! l'énigme ! les appâts de l'art et le mystère du poème. J'appelle de toutes mes forces, celle qui fera la nuit en moi. La nuit, enfin !

*

Je possède trois noms : celui que mes parents m'ont donné. Celui - secret- que les dieux m'ont donné. Nul ne doit le connaître. Enfin, mon nom encore inconnu et imprononçable, pareil à une note de musique parcourant l'univers, que seul me confère le Mystère et qui ne me sera révélé qu'après ma mort. Mais ce nom-là est le fondement des deux autres. Ils ne tirent leur pouvoir que de celui-ci - invisible et inconnu.

Sont-ce trois êtres ? Non : trois positions sur l'échelle cosmique.

Le troisième seul me représente et il travaille sans cesse. Il agite mes songes et trompe mes gardiens. Il se balance - invisible - comme une lampe ardente.

Vincent La Soudière

"Brisants" de Vincent La Soudière aux édition arfuyen est la dernière petite merveille débarquée dans ma bibliothèque au matin. D'emblée il m'a semblé saisir pourquoi ce livre rare m'attendait depuis deux ans.